1994 - 2010 : mon chemin avec l'Eglise





J'exhume ce texte écrit en 2010. Les événements m'avaient alors questionné sur la relation entre mes convictions et celles proposées par l'Eglise ; et aussi sur l'unité entre les catholiques. Cela pourra peut-être faire écho à des interrogations actuelles ?

1994 - 18 ans. Je trouve l’Eglise dépassée. Je pense comme tout le monde. Préservatif, avortement, pourquoi pas si cela répond à un besoin. L’interdit ne me parle pas. 

1996 - 20 ans. Rencontre personnelle du Christ, dans l’Ecriture, dans la prière, dans la liturgie. Expérience de la communion fraternelle en Christ. La dimension institutionnelle de l’Eglise devient seconde pour moi. 

1998 - 22 ans. Je me rends compte de la diversité des catholiques, entre un groupe d’aumônerie plus rationnel et un groupe de prière plus fidéiste, mais dans une communion plus profonde. A coté, la vie en école d'ingénieur me semble fade. 

2001 - 25 ans. Découverte de l’histoire récente de l’Eglise. Vatican II, l’action catholique, les chrétiens de gauche ; Humane Vitae aussi. Entre amis, nous débattons des heures. Je regimbe face à la sécheresse et à la généralité du dogme. Mais l’enfouissement dans le monde n’est pas une alternative. La transmission ne se fait pas en dehors d’une institution. Je lis David Lodge sur le destin de catholiques anglais pour une Eglise libérale dans les années 1970. Illusion qui finit en mascarade. Je suis sensible au discours pastoral sur le pape qui montre le sommet de la montagne, que l’on peut atteindre par de multiples chemins - chacun part de là où il en est et avance à son rythme, l’essentiel étant au fond moins d’atteindre le sommet que de marcher vers lui. 

 2004 - 28 ans. Je commence à me sentir autant membre de l’Eglise universelle que de l’Eglise de France - ouverte, façonnée par la laïcité... et qui me ressemble plus. Je me demande si les a priori contre l’Eglise ne reflètent pas surtout les failles de notre société. Par exemple, si le discours de l’Eglise sur la sexualité est stigmatisé, n'est-ce pas car notre époque la survalorise ? 

2006 - 30 ans. J’ai l’impression que dans mes lieux catholiques, beaucoup de 30-40 ans sont politiquement conservateurs. Renseignements pris ce n’est pas étonnant : de 2002 à 2010, selon les sondages sortie des urnes, entre 75 et 80% des catholiques pratiquants réguliers ont voté avec constance à droite (dont 5 à 15% à l’extrême droite). Alors, comme les chrétiens de gauche sont en plus surreprésentés dans la génération du baby boom… cela n’en laisse statistiquement plus beaucoup chez les 30-40 ans. Bon, à vrai dire, cela fait longtemps que je ne me sens plus vraiment « de gauche ». Mais je place toujours la liberté au dessus de l’obéissance. Au fil des discussions, vient le sentiment d’avoir cheminé vers l’acceptation de l’obéissance, comme membre de l’Eglise universelle, et d’être souvent avec des catholiques qui semblent considérer cette obéissance comme allant de soi. 

2009 - 33 ans. Inquiétude. Discours réaffirmant le dogme. Retour du rite extraordinaire. Ouverture vers les lefèbvristes. Les catholiques intransigeants semblent avoir le vent en poupe, spécialement dans ma génération. J’entends crier victoire et je me cabre. Je les entends diviser l’Eglise en « nous » et en « vous ». Vous les chrétiens ouverts sur le monde, vous les évêques de France trop progressistes, vous les perdants. Vous avez failli. La barque du Christ prend l’eau. Par votre faute. Je vois revenir l'éternel projet du traditionalisme : séparer et restaurer. Séparer le pur de l’impur, le bon grain de l’ivraie. Restaurer avec faste un passé mythifié.

Inquiétude. Les vrais catholiques devraient-ils donc s’ériger en contre-société ? Rester entre soi et défendre bec et ongle leurs principes et leur vision de l’homme, se percevoir en forteresse assiégée par la modernité ? Le « je crois l’Eglise » de notre credo baptismal implique t’il un « j’adhère à toutes les vérités énoncées par le magistère », voire même plus concrètement un « je ne voterai pas pour un parti politique favorable à la dépénalisation de l’avortement, à la reconnaissance civile des unions de personnes de même sexe, etc.» ? Le champ des convictions politiques catholico-compatibles se réduit considérablement... Peut-on encore être catholique et politiquement social-démocrate, ou libéral ? La foi catholique reste-t-elle compatible avec une ouverture au monde et aux hommes de notre temps ? En acceptant jusqu’au bout la liberté d’autrui ?

Inquiétude. Le pape ne montrerait plus le sommet de la montagne, mais énoncerait les vérités auxquelles tout catholique se doit d’adhérer, ainsi d’ailleurs que toute personne de bonne volonté qui écoute vraiment sa conscience, au cœur de laquelle est gravée la loi naturelle dont l’Eglise n’est que l’humble interprète… Mais je perçois les vérités anthropologiques de l’Eglise dans le registre du bon, du désirable, et non de l’obligatoire. Des boussoles vers une vie bonne avec et pour les autres, vers des institutions justes. Des boussoles qui indiquent à chacun la direction du bonheur, et non un chemin déjà balisé, le même pour tous. Suis-je dans l’erreur ? Faudra-t-il me résigner à devenir d’ici quelques années minoritaire parmi une minorité ?  

2010 - 34 ans. Perplexité. Ne suis-je pas aussi dans l’idéologie, dans le « nous » et le « vous » ? Ces chrétiens intransigeants ne sont-ils pas mes frères en Christ ? On ne choisit pas sa famille ; ne peut-on s’appuyer ce qui nous réunit ? La frustration que l’Eglise s’éloigne du monde et celle que le monde s’éloigne de l’Eglise n’ont-elles pas en commun un même désir que Christ soit tout et en tous ? Car au-delà des sensibilités spirituelles ou des options pastorales qui divergent, nous avons tous je crois la même faim : Que Dieu saisisse l'univers entier, ce qui est au ciel et ce qui est sur la terre, en réunissant tout sous un seul chef, le Christ [1]. Et que l’Eglise soit, dès à présent, germe de ce Royaume. Les moyens, les sensibilités spirituelles, les options pastorales divergent, mais peut-on s’accorder sur quelques points pour avancer côte à côte, si ce n’est ensemble ? 

L'affaiblissement de l’Eglise en France n’est la faute de personne. Non, ce ne sont pas les durcissements romains qui ont fait fuir la masse des hommes de bonne volonté attirés par un catholicisme hors les murs. Notre Royaume n’est hélas pas de ce monde. Après les vivats de la foule aux Rameaux viennent ses lazzis le Vendredi Saint. Et non, ce ne sont pas les désordres post-conciliaires qui ont fait fuir la masse des brebis déboussolées, alors qu'elles auraient docilement écouté la voix d’un catholicisme intransigeant. La sécularisation, l’exculturation du catholicisme occidental résultent d’une transformation de grande ampleur des conditions de vie et des modes de pensée. Quoi de commun entre un paysan français du XIXè siècle et un périurbain d’aujourd’hui ? Par quel miracle leur vie spirituelle seule aurait-elle pu rester inchangée ? Comme les barbares détruisant la Rome chrétienne, la sécularisation est un événement historique, qui s'impose à nous. La victoire ne nous a pas échappée par inadvertance ! 

Alors, n’oublions pas que tout royaume divisé va à sa ruine, ses maisons s'effondrent les unes contre les autres. Rien ne sert d'opposer le pape aux évêques, la base au sommet, le pastoral au dogmatique. Les grandes organisations humaines sont toutes composées de dirigeants qui les orientent, de lignes hiérarchiques qui s'adaptent à la réalité du terrain et la font remonter, de normes et de méthodes pour assurer la cohérence de l’ensemble. Chaque rôle est important pour que l'organisation vive et demeure. Et l’unité n’est pas l’uniformité. Dans nos sociétés imprévisibles, les organisations humaines ne fonctionnent pas simplement à l’obéissance, mais dans une perpétuelle dialectique entre obéissance et autonomie, exécution et initiative. Dialectique subtile et épuisante car jamais fixée, toujours à ajuster au fil des désaccords. 

Il faut donc accepter non seulement qu'il y ait au sein de l'Eglise des convictions divergentes, mais qu’il est bon qu’il en soit ainsi [2]. Que serait une communauté humaine sans tensions ? Une communauté morte. Au sens d'une langue morte, c'est-à-dire non pas une langue qui n'existe plus – on peut lire, écrire, voire parler en latin – ni qui n'a plus rien à apporter – l'étude du latin ou du grec est très instructive – mais qui n'évolue plus, n'est plus animée. Exit donc l'illusion de pouvoir construire un couple, une famille, une paroisse, une Eglise d’où les divergences auraient disparues. L'unité reste une mission et une promesse ; communion vécue en particulier dans nos eucharisties, anticipation du Royaume où nos divisions disparaîtront car nous serons tous et chacun pleinement configurés au Christ, en qui nos divisions ne seront non pas tranchées mais dépassées. En attendant, l'essentiel pour que la vie circule est peut-être que ces divergences puissent légitimement s'exprimer et être entendues. Pour qu'elles ne deviennent pas des antagonismes irréductibles, des factions rivales. Et pour pouvoir ensuite les relativiser. Prendre conscience de leur peu de poids devant la Croix et de leur pesanteur devant simplicité de la Grâce. Et enfin peut-être réussir à les réduire, comme on réduit une fracture en réalignant les os afin qu’ils se ressoudent seuls. L’expression, la relativisation, et la réduction des divergences en Eglise font peut-être partie de sa mission même, elle qui se veut signe et instrument de l'union des hommes avec Dieu et de l'unité d’un genre humain pluriel et divisé ?

Bien sûr, nos convictions ne méritent sûrement un dialogue en Eglise que si elles sont sincères, et non un camouflage plus ou moins conscient de motivations personnelles ou claniques. Si elles sont un moyen propre à chacun d’œuvrer pour le Christ et pour les hommes [3], et non un moyen de se mettre en valeur, de se croire juste. Si elles s’expriment avec douceur, respect, espérance, jamais avec violence. 

Alors que faire à mon petit niveau ? Ne pas absolutiser mes façons de penser et d’agir. Puis peut-être essayer de suivre ce triple mouvement : exprimer ce que je crois vrai sans craindre la dissonance ; garder les divergences à une juste proportion, face à la grandeur de ce qui nous unit ; participer comme cellule du corps à la réduction des fractures, en pratiquant non pas une simple tolérance, mais une hospitalité des convictions différentes. Les inviter en moi et échanger avec elles. Eprouver ainsi de l’intérieur les tiraillements du corps entier. 

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[1] Cf. Eph 1, 10
[2] Au temps de Paul, les chrétiens se querellaient sur le respect de pratiques issues du judaïsme et se jugeait les uns les autres. Paul invitait chacun à agir sincèrement selon ses convictions, sans pour autant juger ni provoquer son frère : « Que chacun soit pleinement convaincu de son point de vue. Celui qui se préoccupe des jours le fait pour le Seigneur, et celui qui mange de tout le fait pour le Seigneur, car il rend grâce à Dieu ; et celui qui ne mange pas de tout le fait pour le Seigneur : il rend grâce à Dieu aussi. » (Rm 14, 5-6)
[3] Cf Mt 25, 40 : Et le Roi leur répondra : 'Amen, je vous le dis : chaque fois que vous l'avez fait à l'un de ces petits qui sont mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait.'